Le jour de son quarante-cinquième anniversaire, alors qu’il enregistre les photos de leur dîner en famille, Arnaud reçoit un message. En apparence la notification n’a rien de plus qu’une autre, si ce n’est qu’elle provient de son père, décédé presque un an auparavant. Au départ, il croit avoir mal lu, ôte ses lunettes, les nettoie et ajuste sur le bout de son nez, mais le message est toujours là. Il comporte un texte assez bref, pour ne pas dire très succin : « Bon anniversaire fils ».
Il songe d’abord à une mauvaise blague ou un enregistrement raté. Assis à son bureau, plongé dans la pénombre de la fin de décembre, seule la lampe en métal, épurée et design, éclaire de façon diffuse son visage peint de surprise. En second lieu, il pense à un message perdu, l’un de ceux qui font parfois la une des faits divers, ces lettres que l’on reçoit vingt ans trop tard après le crash d’un avion long-courrier ; les lettres arrivées par hasard chez une voisine qu’on ne vous redonne que des mois plus tard. Problème : le message est sur une application – ce n’est pas une lettre – d’aucune façon il n’aurait pu se perdre.
Poussé par la curiosité, un peu troublé aussi, Arnaud se décide à ouvrir le message en question.
Là, assis dans une véranda qu’il connaît bien, la moustache brillante et taillée équitablement de part et d’autre de son nez épais, son père ajuste la caméra de son téléphone. Au soleil qui baigne en arrière-plan le jardin de la maison de retraite, Arnaud devine le printemps. Son père était encore bien portant à cette époque, toute la petite famille lui rendait régulièrement visite et les enfants jouaient la plupart du temps dans le jardin fleuri. Il ne reste de ces moments que des images floues, des odeurs vagues de lilas et de gel hydroalcoolique.
« Hum… Bonjour fils. J’espère que tu vas bien et que tu passes un heureux anniversaire… Ça te fait quoi ? Quarante-cinq ans ? A cet âge-là j’avais acheté notre première voiture familiale, on pouvait enfin partir en vacances l’été avec la clim. Je ne sais pas si tu t’en souviens, tu étais petit. » Son père se lisse la moustache, le tic de toute une vie. Arnaud frisonne. Il a l’impression qu’une éternité s’est écoulée depuis qu’il a entendu cette voix rauque et douce pour la dernière fois. Le temps lui fait se souvenir de son père quelques années plus tôt, l’homme de sa jeunesse et non le grand-père qu’il était devenu. Et c’est avec émotion qu’il retrouve ses gestes caractéristiques que les photos ne peuvent pas conserver.
« Si cette vidéo te parvient, c’est que je suis mort… », il croise et décroise ses mains noueuses, « c’est un peu étrange à dire ainsi. J’espère que tout le monde va bien chez toi. Je t’ai juste fait cette vidéo parce que j’avais quelque chose à te transmettre. Ce n’est franchement pas facile de trouver les mots… Je ne sais pas si le message arrive un peu tard, ou un peu trop tôt… Mais je tenais à te faire parvenir ce petit message et une photo. C’est un souvenir, tu comprendras… « Un mince sourire retrousse sa moustache épaisse et un rayon de soleil vient brièvement baigner la véranda de lumière, « Embrasse tout le monde de ma part, je pense fort à vous où que je sois. »
Ne reste que le fond noir de la vidéo terminée et les boutons de lecture. Arnaud reste quelques minutes devant cet écran vide, divisé entre une foule d’émotions contraires. Il se résout finalement à ouvrir la pièce jointe et découvre une vieille photo sépia de son père et son frère. Les mains bien ancrées sur les guidons de vieux vélos, dans des pulls à motifs géométriques, le sourire dilué par les couleurs passées. Derrière eux Arnaud reconnaît l’arbre de la maison familiale, un tout petit ginkgo tout juste planté dont les feuilles jaunes tapissent le sol ; leur dessin se perd dans l’herbe brunie.
Il se décide à refermer l’ordinateur, éteindre la lampe de bureau et laisser là cette rémanence surprenante.
Ce n’est que quelques jours plus tard qu’il revient sur cette vieille photographie. Depuis qu’il a reçu cette brève vidéo, nombre de souvenirs sont remontés à la surface – comme des bulles de savon qui explosent dans son cerveau. Il se souvient de cette maison de vacances, proche de la Loire. Elle est restée dans la famille, seulement sa femme – Anne-Sophie – et lui prennent rarement le temps de s’y rendre. Ils préfèrent généralement voir les grands-parents de son épouse ou profiter de leurs weekends à la bibliothèque et dans les parcs du centre-ville. C’est pourtant là-bas, qu’existe et persiste son enfance… qu’Arnaud a réparé son premier vélo, a avalé des kilomètres, son baladeur enfoncé dans les oreilles.
« Dit ?”
La femme allongée dans le canapé, pantalon souple et pull en laine de saison relève les yeux de son ouvrage. Ses yeux bleus éclairent une galaxie orangée sur ses pommettes hautes, une mèche retombe sur son visage et revient derrière son oreille pour rejoindre son chignon.
« Hum ?
– On pourrait peut-être partir dans la maison de bord de Loire le week-end prochain. »
Elle hausse un sourcil. Depuis la mort de son père, Arnaud n’a jamais souhaité qu’ils s’y rendent. Le lieu paraît un peu difficile à apprivoiser, rempli de souvenirs devenus douloureux par l’absence.
« Pourquoi pas, je suis sûre que ça fera plaisir aux enfants. »
*** Nouvelle : Jaune ginkgo et vélo rouge
La voiture familiale se fraie un passage entre l’herbe haute et les fleurs tardives. Les arbres ont poussé depuis leur dernière venue, certains balayés par le vent retombent, grandes arches sur le toit de la demeure. A peine le moteur est-il arrêté que les enfants se sont détachés et détalent à travers champs avec enthousiasme.
Le jardin s’étend, si vaste pour voir qu’on ne voit pas les clôtures depuis la maison. Un frisson remonte le long de son échine ; Arnaud se souvient de tout. Les souvenirs s’emmêlent et s’entrechoquent, comme s’ils voulaient subitement tous qu’on les visionne à nouveau. L’absence de son père éloigne encore un peu plus sa jeunesse et la teinte de ses couleurs chaudes de bonheurs jamais tout à fait éteints. Il a hâte de défaire les bagages, d’enfiler des chaussures plus adaptées aux sols humides et de battre la campagne. Si la ville change furieusement, que les squares d’enfance et les rues ont été métamorphosées, ce n’est pas le cas de cette campagne. La Loire n’a pas cessé de couler, ni changé de lit, les arbres se sont déployés, ont fait du bois mort qui encombre la pelouse grasse mais les odeurs, les lumières d’automne, le soleil dans les feuillages jaunes et le ciel d’azur tricoté de longs nuages blancs, rien de tout cela n’a changé.
Il y a quelques années, lorsqu’il revenait ici, il se plaisait à évoquer ses escapades, les cabanes et les balades à vélo. Son père ne tenait pas de très grands rôles, c’était une figure lointaine, quelque part ailleurs dans ce jardin parfois à couper du bois, tailler un arbre, arroser quelques plants. De nouveau entouré de ces arbres centenaires, il prend désormais une place bien plus importante. Dans chacun de ses souvenirs Arnaud se demande : « Mais que faisait-il à ce moment ? ». Surgissent alors des journées de pêche, des fils coincés dans les arbres, du jardinage. « Papa fumait sur la terrasse quand je suis revenu en hurlant après avoir découvert ce serpent », « et là il était au salon, mes bottes étaient pleines de boue », il se souvient. Derrière lui ses fils trépignent, trop pressés d’ouvrir le garage – leur lieu favori- et de fouiller dans toutes les antiquités qu’on y entasse depuis des générations. Arnaud soupire, non pas de désespoir, il inspire l’odeur fraîche de l’automne, celle des feuilles qui meurent et des dernières fleurs qui s’épanouissent. Il a envie de transmettre tous ces souvenirs d’enfance, que ses fils courent comme il a pu le faire, qu’ils goûtent le plaisir de la campagne, des étendues à perte de vue et ce sentiment accablant et délicieux de liberté solitaire.
La maison a ce quelque chose d’humide et froid d’un objet trop longtemps renfermé sur lui-même. La lumière s’engouffre par les volets nouvellement ouverts. Anne-Sophie a défait les sacs et le panier à repas pour les enfants. Le soleil froid embrasse le bois recouvert d’une légère mousse et dessine dans le ciel de longues ombres grises et roses.
Le garage est plus humide et encombré encore que les autres pièces. Des monticules d’objets dépassés s’entassent comme ils peuvent. La pièce devient immédiatement un immense territoire de jeu et les quatre petites mains des bambins ouvrent les cartons, soulèvent les halogènes poussiéreux et les ustensiles de jardin. Arnaud cherche des yeux son souvenir d’enfance, celui de la photographie que venait de lui confier son père. Dans un coin, derrière une pile de chaises de jardin, trois vélos se chevauchent. Dans la pénombre et sous la couche de crasse, il est impossible d’en distinguer les couleurs. Il doit s’y remettre par trois fois pour les dégager. Du bout des doigts il caresse le vieux caoutchouc, le métal froid. L’image de son père, les mains bien ancrées sur ce même guidon, brûle les siennes.
Entouré de ses fils, il passe une partie de l’après-midi à remettre les vélos à neuf. Chacun a mis la main à la pâte, nettoyer le vernis bordeaux, huiler les chaines et cirer les selles.
Le premier vélo à être réparé est rouge métallisé avec un guidon chromé et une sonnette qui ne fait plus de bruit depuis longtemps. Comme la majorité des vieux vélos, il n’y a aucune lumière nulle part. C’est celui réservé à l’aîné, d’abord le frère de son père qui n’ayant jamais eu d’enfant, l’a légué à son neveu : le grand frère d’Arnaud.
Il passe ses doigts sur le plastique usé de la selle, se souvient surtout des dernières années. Adolescent, son grand frère est parti depuis longtemps. Il a vu son vélo subir les assauts du temps le long des bûches entassées pour l’hiver. D’abord la poussière, bientôt grise et épaisse, puis les insectes curieux, les toiles d’araignées et un peu de rouille. C’était déjà fini le temps des balades à deux, de son frère qui pédalait toujours trop vite, coupait à travers champs et ne prêtait jamais attention à ses jérémiades. Il avait toujours été trop grand et Arnaud trop petit pour le suivre.
A quinze ans, seul dans cette grande maison de campagne avec son père et sa mère, éloigné de tout, il a vidé toute sa rage, toute sa solitude en sillonnant les routes cabossées et fleuries, les champs immortels et les sapins tordus. Jamais tout à fait seul, jamais vraiment accompagné. A chaque fois qu’il sortait, armé d’un ciré, sur son superbe vélo noir, son père lui rappelait qu’il était pareil à l’époque. Arnaud n’a jamais pu tout à fait s’imaginer ce qu’était cette époque, le village d’à côté était bien plus vivant paraît-il. Son père en parlait avec des yeux lointains. Devant ce vélo, comme Arnaud aujourd’hui, lui aussi retrouvait son enfance. Ce lien aux autres que seuls les souvenirs conservent.
Semblable à son père avant lui, Arnaud enfourchait sa bécane rutilante et vissait son baladeur sur ses oreilles. Il s’en allait chercher une baguette au village voisin. C’était toujours le même pain, pas toujours frais, – quand il y en avait- il dépassait généralement de son sac et prenait l’humidité. Mais il y avait de petites fermes sur le chemin, d’immenses fougères penchées sur le goudron, sortes d’éventails d’un imaginaire des pays chauds, quelques moutons et des chiens indisciplinés et puis le vent dans les pins italiens et les sureaux. Ce vent qui se prenait pour la mer, ce vent qui n’a jamais cessé depuis.
Assis dans le jardin, ses fils trop occupés à tester les vélos autour des arbres, Arnaud ferme les yeux et profite de la mélodie. Les bourrasques fraîches caressent la cime des arbres et le bruissement, une myriade de clochettes, ressemble aux vaguelettes qui avancent et avalent. Le temps se dissout dans cette eau imaginaire. Arnaud revoit la figure de son père, son corps large et sa posture assurée ; campé sur ses deux pieds légèrement écartés à côté de son frère, les mains dans les poches d’une veste de pluie multicolore. A cette image se superposent le rire de ses enfants et le dessin mouvant de leurs doudounes de couleurs.
Demain Arnaud les conduira jusqu’au village voisin, il est temps qu’il prenne le troisième vélo de la famille, celui de son père. C’est lui désormais qui veillera, les mains dans les poches de son jean. Ils iront aussi en acheter un pour sa femme, et tous les quatre battront la campagne, galvanisés par la mer atmosphérique et les salutations des arbres et de leurs lianes fleuries.
*** Nouvelle : Jaune ginkgo et vélo rouge
Par souci de mimétisme, Anne-Sophie derrière l’objectif, Arnaud prend soin d’immortaliser cette tiède après-midi avec ses fils et les vélos flambants neufs pour cette troisième génération.
Cette simple photographie d’enfance lui a permis de reléguer au second plan des souvenirs encore amers et douloureux, de mettre de côté la peine, d’accepter que le temps dissout les malheurs et de revisiter le passé : des journées d’enfance heureuse dans la maison de famille. Il lui semble avoir soudain recoloré la vieille photographie sépia. Son père avait toujours eu le don, dans le peu de mots qu’il disait, de trouver les bons. Ici ce message posthume et cette photo avaient allégé son cœur de la douleur écrasante d’un deuil qu’on ne finit jamais tout à fait.
Arnaud n’y aurait jamais pensé. Après tout ce n’était que des vélos, un peu de métal, de caoutchouc et de peinture. Il n’avait jamais été très attaché aux choses. Il n’avait jamais saisi leur potentiel. Les autres, autour de lui, les gardaient pour leur beauté, leur lien avec leur entourage, les souvenirs de toutes sortes. Arnaud saisissait enfin ce besoin de garder les objets, de conserver près de soi ces mémoriaux à souvenirs.
*** Nouvelle : Jaune ginkgo et vélo rouge
Mathis pédale furieusement sur son nouveau vélo rouge. Le jardin paraît tout de suite plus petit, traversé de part en part en quelques minutes. Il roule sur le lit jaune du ginkgo et manque de s’enliser au pied des chênes. Arnaud l’observe, assis à la terrasse, une tasse de café dans une main. Ce n’était qu’une maison, ce n’était qu’une photo. Il n’attendait pas ce message de son père. Il n’attendait pas cet héritage et pourtant il avait toujours été là. Son père avait soudainement ouvert la porte sur l’imaginaire de son enfance. Il avait redéfini son image, éloigné la maison de retraite et les rides sur le front. Arnaud songe à sa veste en cuir, toujours tachée de terre aux bouts des manches, deux poches déformées par les outils de jardinage. Dessous, un pull de laine, épais et de couleur souvent pourpre ou moutarde. Son père a tout juste les cheveux grisonnants et sa bouche est déjà masquée par son épaisse moustache, celle qui accentue son personnage. Lorsqu’il a fini de courir après un oiseau, de faire trois fois le tour du hameau voisin en vélo, Arnaud le cherche partout, aux aguets et les mains vissées sur son guidon. Son père apparaît derrière un parterre de roses, les mains noueuses sur un sécateur et une cigarette au coin des lèvres.
Et dire qu’il avait failli oublier. Ne plus se souvenir que de l’âpre solitude des démarches administratives, des visites rugueuses de son grand frère empêtré dans son propre deuil, de la procession de médecins et de diagnostics, de l’angoisse. Nouvelle : Jaune ginkgo et vélo rouge
Le vent souffle dans les sureaux, il remplace le bip incessant des machines, l’odeur aseptisée de l’hôpital des derniers jours. Les vélos lancés à pleine vitesse font crisser les feuilles. Arnaud voit son père, assis à ses côtés, il le comprend maintenant. Le sentiment d’être à sa place ne l’étouffe plus, il s’en sent grandi. Il développera vite la photo et la posera sur la cheminée, à côté de son père, de lui et de son frère, la photographie de ses deux fils. Leurs mains ne dépassent presque pas de leurs doudounes et ils empoignent les guidons de leurs nouveaux vélos avec enthousiasme. Ce sera eux demain qui dévaleront les routes, qui auront quinze ans puis vingt. Nouvelle : Jaune ginkgo et vélo rouge
Arnaud s’étonnera plus tard de recevoir un autre message de son père pour son anniversaire. Et d’apprendre qu’il en a enregistré pour tous ceux qui viendront, pour se souvenir de ce qu’il était à cet âge-là, pour continuer de conseiller son fils. Et à son tour Arnaud écrira pour ses fils, de ces petites choses qui n’auront une importance primordiale que pour eux. De ces choses qui nous font grandir, rêver et partager la vie.
Les nouvelles Errance ; cyprès et lune d’été et Souvenirs d’enfance sont aussi disponibles.
Nouvelle : Jaune ginkgo et vélo rouge
Ève – @79hope
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