Nouvelle : Le secret du désert

La dernière fois qu’ils se sont croisés c’était dans la capitale. Il avait cru y laisser sa peau. Les hommes à ses trousses savaient le trouver et comment le faire disparaître. Et lui, aventureux mais pas professionnel ne pouvait rien faire contre eux. Il serait sans doute déjà mort, découpé en morceaux dans une valise, enterré dans le désert si la chance ne lui avait pas souri. Les données auraient été perdues, récupérées et supprimées méthodiquement, s’il n’avait pas trouvé un coffre-fort inconnu de ces hommes.
Lui ne reviendra peut-être pas de cette traque, mais la vérité pourra exploser au grand jour.

Nouvelle : Le secret du désert

La ville est secouée sans cesse par le souffle du diable, un vent âcre et brûlant dont la température vous gifle. Elle ne peut s’animer qu’à certaines heures, lorsque le soleil décline enfin et que la morsure de la nuit ne s’est pas encore manifestée.

Il est monté dans une caravane. Le visage dissimulé sous une montagne de tissus aériens pour se protéger du soleil. A cette température, tout son corps l’abandonne. Il se laisse glisser dans un coin, entre deux linteaux de bois et prie pour que la foule de voyageurs qui l’observe curieusement l’oublie. Il a beau s’être habillé comme le veut la coutume, sa peau translucide trahit son ethnie. Et tout le sable léger qui colle à sa peau ne permet pas de cacher cette appartenance. Il a de la chance que ses ennemis soient eux aussi occidentaux. Sans doute les indigènes seront-ils aussi peu enclins à le dénoncer qu’à renseigner l’ennemi. Il compte sur cette aversion pour survivre encore un peu plus longtemps. Nouvelle : Le secret du désert

Même s’il sait pertinemment qu’il ne va nulle part.

Depuis cette après-midi à Bruxelles, il sait sa vie condamnée. Non pas qu’il n’y soit pour rien. Ce n’est pas par hasard qu’il est tombé sur des documents… On l’a appelé pour regarder dans certains bureaux, pour consulter certains dossiers. S’infiltrer pour feuilleter des documents classés confidentiels sur un simple SMS non signé n’était pas ce que l’on fait de plus réfléchi. Mais qui ne prend pas de risque ? A force de demander des garanties, de vouloir être précautionneux, il craint de passer à côté d’un scoop, d’une enquête qui en vaudrait bien mille autres… Mais le prix de sa vie ? Nouvelle : Le secret du désert

Revêtu de sa plus belle imposture, le menton haut et le regard franc, il entre où il le souhaite. Il vole un badge, une accréditation, profite de l’inattention et du va-et-vient général. Ce n’est pas un simple journaliste. Il a quelques formations plus secrètes dont, jusqu’à présent, malgré des affaires brûlantes, il n’a pas eu vraiment besoin. Son corps se faufile dans les couloirs, disparaît dans les moindres coins et recoins d’ombre. Il sait trouver dans un bureau toutes les caches et déjouer les codes les mieux protégés. Nouvelle : Le secret du désert
Il prend en visuel les documents, tâche que tout soit lisible : noms, signatures, accords. Ses mains tremblent. Il n’a jamais rien lu de tel. Il sait pertinemment que l’argent dirige les hommes, que les États s’arrangent entre eux. Mais il n’aurait pas cru que les choses puissent se succéder, s’emboiter avec une telle précision. On trouve ici la preuve que seuls quelques hommes, quelques groupements de pays que l’on n’invite jamais, dirigent et détournent ce qui leur plaît, que la souveraineté des Etats n’est peut-être pas celle qu’il y paraît.

Il doit faire tous les efforts du monde pour que cette vérité nouvelle ne le paralyse pas. Son esprit bouillonne et déstabilise l’entièreté de son corps. Il ne faut pas que sa mission s’arrête là. En quelques minutes il a déjà mis les documents à l’abri, dans le coffre-fort d’une application où il sait qu’ils seront en sureté. Il voudrait pouvoir les remettre en mains propres, mais il n’y croit pas vraiment. Désormais il est le seul à pouvoir transmettre la clef de ce coffre ; il ne doit pas tomber entre les mains de ces hommes. Et peut-être que cette fuite n’aura pas d’issue.

La pluie fine et collante glisse sur ses pommettes et le long de sa bouche anguleuse. Il relève les yeux vers le ciel. Les lourds nuages gorgés d’eau se déplacent paresseusement. Les gens vagabondent, parapluie à la main, dissimulés sous de larges cirés gris. Personne n’a idée de la folie qui le gagne. Ce ne sont pas des informations que l’on vole sans châtiment quasi divin. Il n’a pas encore fait un pas vers son hôtel, pas encore amorcé le moindre geste depuis qu’il a volé ces documents, qu’il sait que tout est fini. La vérité l’accable, appuie d’une telle force sur ses épaules qu’elle pourrait l’enfoncer dans le bitume jusqu’au cou.Nouvelle : Le secret du désert

Au lieu de retourner à son hôtel, il bifurque vers le vieux centre. Les lumières des boutiques dansent autour de lui, les figures se dédoublent et s’étirent. Il a ouvert une boîte de pandore sans savoir quand les Dieux descendront de l’Olympe. Le moindre homme en gris devient suspect. Nouvelle : Le secret du désert

Il doit envoyer ces informations à quelqu’un. Mais qui ? A qui les envoyer suffisamment discrètement pour ne pas le condamner avec lui. Il observe la devanture d’un cordonnier. A l’angle de la rue les badauds se pressent, les sirènes de la police municipale hurlent et se dissolvent dans l’épaisse colonne de fumée. L’hôtel où il dormait si paisiblement ce matin est en proie aux flammes. Le souvenir de son café serré et de sa douche lui paraît subitement lointain. Comme si des semaines s’étaient déroulées de son lever à ce début d’après-midi grisâtre. Il doit retenir son souffle et user de toute sa maitrise pour paraître naturel. En retrait de la foule deux hommes de grande stature observent la façade de l’immeuble. Costard anthracite pour l’un, crâne rasé à blanc et polo sobre pour l’autre. Les corps râblés et la stature droite, il les connaît bien. À se demander comment les curieux font pour ne pas les remarquer.

Il rebrousse chemin avec le plus de désinvolture possible.

Il est mort. Son corps se meut entre les passants, il a l’impression que chaque pas lui arrache la jambe et qu’il se disloque. Il ne sait pas ce qui l’a trahi. Un rien à ne pas en douter. Les informations dans son téléphone ne sont pas de celles que l’on vole impunément. Tous ceux qui poseront un œil ou qui recevront un fragment de cette affaire finiront comme son immeuble : brûlés, ensevelis. Ces poursuivants ne sont pas de grands créatifs mais ils auront quelques idées efficaces pour le faire disparaître. Il ne peut partager sa découverte avec personne. Mais s’il meurt, alors tout aura été vain. Il faut qu’il rédige un bref testament, une explication et les noms de tous ceux qui pourront relayer cette information.

Le souvenir du café sur sa langue ressurgit. Un relent qui le fait s’arrêter avant de vomir ses tripes sur un coin de trottoir. Une vieille lui jette un regard désobligeant. Il ne répond pas, le teint cireux. Il doit s’extirper de cet état. Réunir ses dernières forces. Fuir le plus loin possible, et s’il ne croit pas en sa survie, au moins faire mine d’y être attaché.

***

Deux semaines sont passées depuis cette matinée à Bruxelles. Il n’y aurait pas cru mais le calme du désert est ce que l’on fait de plus angoissant. Chaque bruissement, chaque murmure, chaque ombre est son bourreau. Retranché dans une petite chambre d’hôtel lézardée, il patiente. Le soleil cuit en permanence les murs de terre et de faïence. Le lit dépourvu de draps colle à sa peau et rares sont les heures où il parvient à fermer les yeux. Aucun des cafés qu’il boit avec frénésie n’a le goût de celui de ce matin-là à Bruxelles.

Masqué par l’ombre, le visage protégé par quelques draperies, il croise des yeux pleins de méfiance. Impossible de démasquer l’hostilité villageoise de l’agent étranger. Il soupire. Le sable se soulève paresseusement du coin de la fenêtre et retombe en pluie d’or un peu plus loin. La ventilation de la chambre agonise et un sifflement continu auquel il ne s’habitue pas perturbe le silence. Nouvelle : Le secret du désert
Dans la pièce adjacente, une procession de tuyaux donne sur une baignoire. La faïence est fendue et le sable a créé de petits monticules dans les quatre coins.  Le vrombissement de l’eau le surprend. Nouvelle : Le secret du désert

Il prendra un bain. Commandera une collation par le vieux téléphone. Et lorsque la vieille femme en charge du petit hôtel parviendra jusqu’à sa chambre – la seule qui soit occupée – il sera déjà mort : mélange de médicaments qu’il a glanés à droite et gauche, d’un fond de bouteille et du peu de poison qu’il a réussi à se procurer. Quelque part dans sa fuite il a laissé son identité. Dans quelques heures, si les hommes le font disparaître plutôt que de le déclarer mort, un inconnu se chargera d’appeler ses proches.  Et lorsque que ses poursuivants penseront avoir fini leur sale besogne, qu’ils retireront leurs masques et leurs voiles pour d’autres assassinats diplomatiques, les informations seront diffusées. Ils auront bien sûr tout nettoyé, téléphone, documents, clef USB, drive en ligne. Ce ne sont pas les pirates qui manquent dans ce genre de services. Mais ils n’auront pas ce coffre-fort.

Son téléphone le console. Posé au bord du lit, il le remercierait presque de sa froideur : il ne faillira pas, contrairement à lui. Quand les hommes penseront que tout est fini, que plus rien n’existe, lui, discret et si commun, finira ce que lui-même ne peut accomplir.

Un mince sourire tord sa bouche. Les mains jointes sur son ventre, son souffle crisse entre ses dents. Son teint livide tranche avec le noir de ses yeux. Ceux-ci ont déjà fondu dans leurs orbites. Mais son cœur est léger pour la dernière fois. Exactement pareil à ce matin de Bruxelles. Il a pu archiver toutes les données, tout son recel dans cette application. Pas le genre que l’on vérifie sur des missions mondiales. Et pourtant à l’heure de sa mort, les données archivées et secrètes seront envoyées selon ses souhaits. Et il sera bien trop tard pour chercher à éliminer tous les gêneurs. Nouvelle : Le secret du désert

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Ève – @79hope

Philippe & Peggy
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